Chapitre XXXIII
Arrivé sur le vieux pont,
Il se précipite à la nage ;
Son pied touche le gazon,
Il s’enfuit le long au rivage.
Gil Morrice.
Les échos des rochers et des ravines des deux côtés de la vallée répondirent aux trompettes de la cavalerie, qui, se divisant en deux corps distincts, se mit en marche au petit trot. Celui que commandait le major Galbraith ne tarda pas à tourner à gauche en traversant le Forth, pour prendre, me dit-on, ses quartiers de nuit dans un vieux château situé dans le voisinage. Ce corps, en traversant la route, présentait un tableau animé ; mais nous le perdîmes bientôt de vue dans les détours de la rive opposée qui était couverte de bois.
Le détachement commandé par le duc en personne continua sa marche en très bon ordre. Pour ôter au prisonnier tout moyen de s’échapper, il le fit placer en croupe derrière un soldat nommé Ewan, de Brigglands, l’homme le plus grand et le plus vigoureux de toute sa troupe. Une sangle qui les entourait tous deux, et qui était attachée par une boucle sur la poitrine du soldat, ôtait à Rob-Roy la possibilité de tromper la vigilance de son gardien. On m’avait fourni un cheval, et l’on me donna ordre de marcher à leur côté. Nous formions le centre d’un peloton chargé spécialement de veiller sur le prisonnier, et dont chaque homme avait en main un pistolet. André, à qui l’on avait fourni un poney des Highlands, reçut la permission de se ranger parmi les domestiques, dont un assez grand nombre suivaient le détachement sans se confondre avec la troupe.
Nous marchâmes ainsi pendant plus d’une heure. Enfin nous arrivâmes au gué où nous devions aussi traverser le Forth. Ce fleuve, étant formé par le trop-plein d’un lac, a un lit très profond, même dans les endroits où il a le moins de largeur. On ne pouvait arriver sur ses bords que par une descente aussi rapide qu’étroite, et qui ne permettait pas à deux cavaliers d’y passer de front. Le centre et l’arrière-garde du corps s’arrêtèrent donc, tandis que les premiers rangs effectuaient le passage tour à tour. Il en résulta un délai considérable, et même quelque confusion, car quelques-uns de ces cavaliers, qui ne faisaient point partie, à proprement parler, de l’escadron, se pressèrent irrégulièrement vers le gué, et entraînèrent un peu dans leur désordre la cavalerie de milice, quelque bien exercée qu’elle fût à la discipline militaire.
Ce fut en ce moment que j’entendis Rob-Roy dire à voix basse au cavalier auquel il se trouvait trop étroitement lié : – Votre père, Ewan, n’aurait pas conduit ainsi un ancien ami à la boucherie, comme un veau, pour tous les ducs de la chrétienté.
Ewan ne répondit que par un mouvement d’épaules qui semblait dire que c’était bien malgré lui qu’il agissait ainsi.
– Et quand les Mac-Gregor descendront de leurs montagnes, Ewan, quand vous verrez vos étables pillées, le sang répandu sur votre foyer et votre maison incendiée, vous penserez alors que si votre ami Rob-Roy eût été à leur tête, il vous aurait épargné tous ces malheurs.
Ewan de Brigglands ne répondit encore que par le même geste, accompagné d’un profond soupir.
– N’est-ce pas une chose déplorable, continua Rob en ménageant sa voix de manière qu’excepté l’oreille d’Ewan, la mienne était la seule qui pût l’entendre ; n’est-ce pas une chose lamentable que de voir Ewan de Brigglands, que Rob-Roy Mac-Gregor a si souvent secouru de son bras et de sa bourse, faire plus de cas du regard favorable d’un duc que de la vie d’un ami ?
Ewan paraissait fort agité, mais il garda toujours le silence.
En ce moment nous entendîmes le duc s’écrier sur l’autre rive : – Qu’on amène le prisonnier.
Ewan fit avancer son cheval, et j’entendis encore Rob-Roy lui dire : – Ne mettez jamais en balance le sang de Mac-Gregor contre quelques coups de lanière que vous pouvez risquer pour le sauver, car il y aura un compte terrible à en rendre en ce monde et en l’autre.
Ewan avançait toujours ; il entra dans la rivière avec une certaine précipitation. Je le suivais pour la traverser après lui quand plusieurs soldats m’arrêtèrent en criant : – Pas encore, monsieur, pas encore ! et retenant mon cheval par la bride, ils me firent rester sur la rive.
Le soleil avait disparu de l’horizon ; et à la faible lumière du crépuscule je voyais le duc occupé à établir l’ordre parmi les soldats à mesure qu’ils avaient traversé la rivière les uns plus haut, les autres plus bas, suivant que leurs chevaux avaient plus ou moins de force pour résister au courant. Tout à coup un bruit semblable à celui d’une masse qui tombe soudain dans l’eau frappa mes oreilles, et j’en conclus sur-le-champ que l’éloquence de Rob-Roy avait déterminé Ewan à lui donner une chance pour échapper à la mort, et qu’il avait cherché son salut dans le sein du Forth. Le duc l’entendit comme moi, et courant sur le bord du rivage :
– Chien ! cria-t-il à Ewan qui venait de prendre terre, où est votre prisonnier ? Et, sans attendre la réponse que celui-ci se préparait à lui faire, il lui tira un coup de pistolet. Mais ils étaient environnés d’un grand nombre de cavaliers, et je ne sus jamais s’il avait été atteint. Messieurs, cria le duc à sa troupe, dispersez-vous. Cent guinées de récompense pour celui qui m’amènera Rob-Roy.
À l’instant tout ne fut plus que confusion sur les deux rives. Rob-Roy, dégagé de ses liens, sans doute parce que Ewan avait débouclé la courroie qui le retenait, s’était précipité dans le Forth et y nageait entre deux eaux ; mais, comme il fut obligé de reparaître un instant à la surface pour respirer, son plaid attira l’attention des soldats. Plusieurs d’entre eux firent aussitôt entrer leurs chevaux dans la rivière, mais au-delà du gué elle était aussi rapide que profonde, les chevaux perdirent pied, quelques-uns se noyèrent, et plusieurs des cavaliers faillirent partager le même sort. D’autres, moins zélés et plus prudents, se contentèrent de rester sur la rive et de guetter l’instant où le fugitif sortirait de l’eau, pour le saisir. Les cris de ceux qui risquaient de se noyer et qui imploraient du secours, la vue d’un grand nombre de cavaliers qui couraient çà et là, les efforts des officiers pour rétablir un peu d’ordre, l’obscurité qui croissait de moment en moment : tout concourait à former le spectacle de confusion le plus extraordinaire que j’eusse jamais vu. J’étais seul occupé à l’observer, car toute la cavalerie était dispersée, les uns pour chercher le fugitif, les autres pour voir s’il réussirait à se sauver, quelques-uns même pour favoriser sa fuite ; car, comme je l’appris dans la suite, plusieurs de ceux qui semblaient apporter le plus d’ardeur à s’emparer de sa personne ne désiraient rien moins que l’arrêter, et n’avaient d’autre but que d’augmenter la confusion générale, de donner une fausse direction aux poursuites de leurs camarades et d’augmenter par là les chances de salut qui restaient à Rob-Roy.
Il ne fut pas très difficile à un nageur aussi habile que l’était Mac-Gregor d’échapper à ses ennemis dès qu’il se fut dérobé à leur première poursuite. Il courait pourtant de grands dangers ; car de même que la loutre pressée par les chiens, et qui cherche à les éviter en plongeant, comme je l’avais vu plus d’une fois à Osbaldistone-Hall, est forcée de montrer de temps en temps son museau hors de l’eau pour renouveler sa provision d’air, ainsi Rob-Roy, qui, forcé par le besoin de respirer, avait déjà reparu une fois à la surface de l’eau, ne pouvait tarder bien longtemps à s’y montrer encore, et tous, les yeux fixés sur la rivière, attendaient ce moment avec impatience. Mais il eut recours à un stratagème que la loutre ne peut employer, et qui lui réussit. Étant parvenu à se débarrasser de son plaid, il l’abandonna au cours de l’eau, et ce vêtement ayant été aperçu attira sur-le-champ l’attention générale, et fut criblé de coups de fusil. On se mit à la nage pour s’en emparer ; et pendant ce temps-là Mac-Gregor était déjà bien loin.
Dès qu’on l’eut perdu de vue, on reconnut l’impossibilité de retrouver le fugitif. La rivière devenait inaccessible en certains endroits par la hauteur de ses rives, qui dans d’autres étaient couvertes de buissons épais qui ne permettaient pas aux chevaux d’en approcher, et qui fournissaient à celui qu’on cherchait toutes les facilités possibles pour se soustraire aux poursuites. Une nuit profonde vint encore ajouter de nouveaux obstacles. Enfin les trompettes, en sonnant la retraite, annoncèrent que l’officier commandant, quoique bien à contre-cœur, renonçait à l’espoir de reprendre le prisonnier qui venait de lui échapper si inopinément. Les cavaliers commencèrent à se rassembler lentement, se querellant les uns les autres et regrettant la riche prise qu’ils avaient manquée. Je vis ceux qui étaient de l’autre côté de la rivière former leurs rangs, et ceux qui ne l’avaient pas encore passée reprendre le chemin du gué pour la traverser.
Jusque-là je n’avais joué que le rôle de spectateur, quoique bien loin d’être indifférent à ce qui se passait. Mais tout à coup j’entendis à quelques pas de moi une voix rauque s’écrier :
– Où est donc l’étranger anglais ? C’est lui qui a donné à Rob-Roy un couteau pour couper la courroie.
– Il faut lui fendre le crâne jusqu’à la mâchoire, s’écria une voix.
– Il faut lui envoyer une paire de balles dans la cervelle, reprit une autre.
– Ou lui enfoncer trois pouces d’acier dans le cœur, dit une quatrième.
J’entendais les pas des chevaux qui s’approchaient de plusieurs côtés, et ce bruit me rappela le danger de ma situation. Je ne doutais nullement que des gens armés, dont les passions irritées n’étaient réprimées par aucun frein, n’exécutassent leurs menaces et ne me punissent d’abord d’un crime imaginaire, sauf à examiner ensuite si je l’avais commis. Frappé de cette idée, je me laissai glisser à bas de mon cheval, et je m’enfonçai dans un taillis, espérant que les ténèbres me déroberaient aux yeux de ceux qui voudraient me suivre. Si j’avais été assez près du duc pour recourir à sa protection, je n’aurais pas pris le parti de me cacher ; mais il était déjà en marche à la tête de son avant-garde de l’autre côté de la rivière, et je ne voyais sur la rive où je me trouvais aucun officier dont j’osasse réclamer l’interposition. En de pareilles circonstances, je ne crus donc pas devoir me faire un point d’honneur d’exposer inutilement ma vie.
Lorsque le tumulte fut apaisé et que je n’entendis plus le bruit des chevaux que dans le lointain, ma première pensée fut de chercher à gagner le quartier-général du duc, où le rétablissement de la tranquillité et de la discipline ne me laisserait plus rien à craindre de la première fureur du soldat, et de me livrer à lui comme un sujet royal qui n’avait rien à craindre de la justice, et comme un étranger qui avait droit à sa protection et à l’hospitalité.
Je quittai ma retraite dans ce dessein. L’obscurité était complète ; tous les cavaliers avaient passé le Forth, et le son des trompettes, que j’entendais de loin, pouvait guider ma marche du même côté. Je trouvai pourtant de grands obstacles à l’exécution de ce dessein. Je n’avais plus de cheval, et je n’étais pas tenté d’essayer de traverser à pied un gué où les chevaux avaient de l’eau jusqu’à la selle, et où j’en avais vu plusieurs entraînés par la force du courant. Si pourtant je ne prenais pas ce parti, il ne me restait d’autre ressource que de terminer les fatigues de ce jour et de la nuit qui l’avait précédé en rentrant dans le pays des montagnards.
Après un moment de réflexion, je pensai qu’André Fairservice, suivant sa louable coutume de songer à sa sûreté avant toute chose, aurait traversé le gué avec les autres domestiques, et sans doute un des premiers, qu’il ne manquerait pas d’apprendre au duc, et à quiconque voudrait l’entendre, mon nom, ma situation dans le monde, et tout ce qu’il savait de mon histoire ; qu’en conséquence le soin de ma réputation n’exigeait pas que je me montrasse sur-le-champ, au risque de me noyer en voulant traverser le Forth, ou de me faire massacrer par quelque traînard qui croirait par un tel service se faire pardonner de n’avoir pas plus tôt rejoint les rangs ; ou bien, si j’échappais à ces deux dangers, d’errer au hasard toute la nuit, le son des trompettes n’arrivant plus alors jusqu’à moi.
Je résolus donc de retourner à la petite auberge où j’avais passé la nuit précédente. Je n’avais rien à craindre de Rob-Roy. Il était bien certainement en liberté ; et si je tombais entre les mains de quelques-uns de ses gens, cette nouvelle que je leur apprendrais m’assurerait sans doute leur protection. Je ne pouvais d’ailleurs songer à abandonner M. Jarvie dans la position délicate où il se trouvait, et où il s’était engagé en grande partie pour moi. Enfin ce n’était qu’en revoyant Rob-Roy que je pouvais espérer d’avoir quelques nouvelles de Rashleigh, et de recouvrer les papiers de mon père, motif qui m’avait seul déterminé à une expédition suivie de tant de dangers. J’abandonnai donc toute idée de traverser le Forth, et je repris le chemin du petit village d’Aberfoil.
Un vent très vif, qui se faisait entendre et sentir de temps en temps, écarta l’épais brouillard qui aurait pu autrement dormir immobile sur la vallée jusqu’au matin : quoiqu’il ne pût complètement disperser ces nuages de vapeur, cependant il les divisa en masses confuses, tantôt s’amoncelant autour de la cime des monts, et tantôt remplissant comme des flots de fumée les divers enfoncements où des masses de brèches détachées des hauteurs se sont précipitées, laissant dans le vallon, profondément déchiré par leur passage, les traces d’une ravine semblable à celle que forment les eaux grossies d’un torrent. La lune, qui était dans son plein, et qui brillait avec tout l’éclat que lui prête une atmosphère glaciale, argentait les détours de la rivière, ainsi que les saillies et les pics des rochers que le brouillard ne cachait pas, tandis que les rayons semblaient comme absorbés par le blanc tissu des vapeurs, là où elles étaient encore épaisses et condensées ; çà et là quelques parties plus légères se laissaient davantage pénétrer par ses molles clartés qui leur donnaient l’apparence d’un voile de gaze transparente.
Malgré l’incertitude de ma situation, un spectacle si romantique, joint à l’active influence du froid de la nuit, releva mes esprits abattus en rendant la vigueur à mes membres ; je me sentis disposé à oublier mes soucis, à mépriser les périls qui pouvaient encore m’attendre, et je me mis à siffler sans y penser, comme pour accompagner la cadence de mes pas, que l’impression du froid me fit accélérer. Je jouissais davantage du sentiment de la vie à mesure que je reprenais confiance en mon courage et en mes propres forces, et j’étais tellement absorbé dans mes pensées que deux personnes à cheval arrivèrent derrière moi sans que je m’en aperçusse avant qu’elles fussent à mes côtés.
– Hé ! l’ami, me dit l’un d’eux en ralentissant la marche de son cheval, où allez-vous si tard ?
– Chercher un gîte et un souper à Aberfoil.
– Les passages sont-ils libres ? me demanda-t-il d’un ton d’autorité.
– Je l’ignore. Je le saurai quand j’y serai arrivé. Mais si vous êtes étrangers dans ce pays, je vous conseille d’attendre le jour pour continuer votre route. Ces environs ne sont pas sûrs, ils ont été ce matin le théâtre d’une scène sanglante.
– Les soldats n’ont-ils pas été battus ?
– Oui, tout ce qui composait le détachement a été tué ou fait prisonnier.
– En êtes-vous bien sûr ?
– Aussi sûr que je le suis de vous parler. J’ai été témoin involontaire du combat.
– Involontaire ! N’y avez-vous donc pris aucune part ?
– Non. J’étais retenu prisonnier par le capitaine des troupes du roi.
– Et pour quel motif ? Qui êtes-vous ? Quel est votre nom ? Que faites-vous en ce pays ?
– Je ne sais, monsieur, pourquoi je répondrais à tant de questions faites par un inconnu. Je vous en ai dit assez pour vous convaincre que vous ne pouvez traverser ce pays sans courir quelque danger. Si vous jugez devoir continuer votre route, c’est votre affaire ; mais, comme je ne vous fais pas de questions sur votre nom et sur les motifs de votre voyage, vous m’obligerez de ne m’en adresser aucune.
– M. Francis Osbaldistone, dit l’autre cavalier d’une voix qui me fit tressaillir jusqu’au fond de l’âme, ne devrait pas siffler ses airs favoris quand il désire ne pas être reconnu.
Et Diana Vernon, car c’était elle, enveloppée d’un grand manteau, qui venait de me parler, se mit à siffler, comme pour m’imiter en riant, la seconde partie de l’air que son approche avait interrompu.
– Juste ciel ! m’écriai-je ne pouvant retenir l’expression de ma surprise, est-il possible que ce soit vous, miss Vernon, que je rencontre dans un tel pays, à une telle heure, et sous un tel ?...
– Sous ce déguisement masculin, alliez-vous dire, mais que voulez-vous ? la philosophie du caporal Nym[133] est la meilleure après tout. – Il faut laisser aller les choses, pauca verba.
Tandis qu’elle parlait, je cherchai, à la faveur des rayons de la lune, qui malheureusement était alors couverte d’un nuage, à distinguer les traits de son compagnon ; car on peut aisément supposer que Diana voyageant dans un pays désert et dangereux, au milieu de la nuit et sous la protection d’un homme seul, c’étaient autant de circonstances faites pour éveiller ma jalousie aussi bien que mon étonnement. Je ne pus prendre pour Rashleigh celui qui l’accompagnait. Il avait la taille plus haute, la voix plus forte, le ton plus impérieux que ce premier objet de ma haine et de mes soupçons. Il ne ressemblait pas davantage à aucun de mes cousins, car on remarquait en lui ce je ne sais quoi d’indéfinissable qui fait reconnaître à la première vue un homme qui a reçu une bonne éducation.
Il s’aperçut de l’examen que je faisais de sa personne, et parut désirer de s’y soustraire.
– Diana, dit-il d’un ton d’autorité tempérée par la douceur, donnez à votre cousin ce qui lui appartient, et continuons notre route.
Miss Vernon, tirant un portefeuille d’une poche de son portemanteau, et se penchant sur son cheval pour me le présenter, me dit d’un ton où l’on voyait qu’un sentiment plus grave et plus profond le disputait à son habitude de s’exprimer avec gaieté et bizarrerie :
– Vous voyez, mon cher cousin, que je suis née pour être votre ange gardien. Rashleigh a été obligé de lâcher sa proie, et si nous avions pu arriver la nuit dernière à Aberfoil, comme nous nous le proposions, j’aurais chargé quelque sylphe des Highlands de vous porter ces emblèmes de richesse commerciale. Mais il se trouvait sur la route des géants et des dragons, et quoique les chevaliers errants et les demoiselles ne doivent pas plus manquer de courage aujourd’hui qu’autrefois, il ne leur convient plus comme jadis de se jeter inutilement dans le danger. Soyez aussi prudent, mon cher cousin.
– Diana, lui dit son compagnon, songez que la nuit s’avance et que nous ne sommes pas au terme de notre voyage.
– Je viens, répondit-elle, je viens. Songez que je fais mes derniers adieux à mon cousin... Oui, Frank, derniers adieux... Un gouffre est ouvert entre nous... un gouffre de perdition absolue... Vous ne devez pas nous suivre où nous allons... vous ne devez pas prendre part à ce que nous faisons... Adieu, puissiez-vous être heureux !
En se courbant sur son cheval, qui était un poney des Highlands, sa joue toucha la mienne, et ce ne fut peut-être pas un hasard : elle me pressa la main, et une larme de ses yeux tomba sur mes joues. C’était un de ces moments qu’il est impossible de jamais oublier, où le cœur partagé entre le plus doux plaisir et la plus cruelle amertume, ne sait s’il doit se livrer à la joie ou à la douleur. Il fut bien court cependant, car, maîtrisant à l’instant le sentiment auquel elle s’était abandonnée, elle dit à son compagnon qu’elle était prête à le suivre ; et, faisant prendre le grand trot à leurs chevaux, ils disparurent bientôt à mes yeux.
J’étais plongé dans une sorte de stupeur qui ne me permit pas de répondre aux adieux de Diana. Les expressions que mon cœur me dictait ne pouvaient arriver jusqu’à mes lèvres. Interdit, désespéré, je restai sans mouvement, tenant en main le portefeuille qu’elle m’avait remis, et les regardant s’éloigner comme si j’eusse voulu compter les étincelles que faisaient jaillir les pieds de leurs chevaux. Je cherchais encore à les voir quand ils étaient invisibles pour moi, et à entendre le bruit de leur marche quand il ne pouvait plus arriver à mon oreille. Enfin je sentis mes yeux devenir humides, comme s’ils se fussent fatigués des efforts que je faisais pour apercevoir des objets que je ne pouvais plus découvrir ; ma poitrine était oppressée, j’éprouvai l’angoisse du pauvre roi Lear[134], et, m’asseyant sur le bord du chemin, je versai les larmes les plus amères qui eussent coulé de mes yeux depuis mon enfance.